l’orangie

Des abeilles, des hommes et le compte à rebours…

Posted in Ecologie et développement durable by loranji on novembre 7, 2010

Pour le dire simplement, en préambule de ce billet, le livre de Thanh Nghiem « Des abeilles et des hommes » (préface de Nicolas Hulot, Editions Bayard) fait partie de ces ouvrages que tout citoyen responsable désireux de comprendre son époque, se devrait de lire.

Cela tient notamment au fait que Thanh Nghiem, outre la clairvoyance de ses analyses, a franchi les « lignes » ; puisqu’après après avoir agi du côté du capitalisme financier dans son acception la plus radicale semble-t-il, en qualité de partner chez McKinsey, elle a basculé du côté de l’écologie, de ce qu’elle appelle le « libre » et le « durable » ; deux segments majeures de la pensée contemporaine.

La lecture de son livre ne peut donc qu’éveiller les consciences et rasséréner les convaincus.

Je m’autoriserai toutefois, humblement, quelques impressions. Celle d’un simple citoyen, nullement expert, qui a pris la mauvaise habitude de penser de travers, en biais. On ne se refait pas.

Si je me sens parfaitement en communion avec l’éthique de la responsabilité et de l’innovation qui ressort du propos, la lecture du livre de Thanh Nghiem me projette dans un sentiment mitigé, dû au fait, somme toute assez partagé, que notre planète se trouve dans une situation limite. Notre monde peut retomber en arrière, vers les tropismes stupides de la possession, comme il peut se hisser vers l’avant et tout à coup entrevoir la perspective du salut.

Je suis évidemment complètement d’accord sur le diagnostic de départ de l’auteure : la catastrophe écologique s’étend sous nos yeux. Je suis en revanche plus circonspect sur la lecture que l’on peut faire du comportement des populations, des pays riches en particulier. Car après tout, ce sont les pays riches qui tiennent pour une bonne part en main le sort du monde ; par le simple fait de se montrer miraculeusement exemplaires ou indécrottablement stupides.

C’est finalement ce qui m’effraie le plus au moment d’écrire ce billet : il faudrait, pour que la planète se mette à fonctionner dans le respect du vivant, de tout vivant, que l’Occident soit tout à coup, comme saisi par un état spirituel pour que oui, vraiment, les pays émergents se disent qu’il faut l’entendre, ce gros Occident repu qui se met soudainement à penser. « Encore l’entendre », direz-vous, alors qu’il n’a cessé d’imposer son diktat économique, diplomatique, militaire ou culturel depuis le 16ème siècle.

Deux questions :

Comment peut-on raisonnablement espérer qu’une population occidentale biberonnée à la surconsommation  puisse, radicalement, et rapidement, se transmuer en un peuple à peu près homogène porteur d’un message universel, et j’ose le dire : quasi messianique ?

Et si l’on pose l’idée d’un Occident soudain transfiguré, comment peut-on espérer (c’est une question mille fois rebattue) que les pays émergents puissent tout à coup suivre son exemple, alors même que ce sont ces mêmes pays qui, en les exploitant, puis en les exposant au big business, ont provoqué un incroyable appel d’air vers la consommation, l’avoir, le statut social, etc.

Attention, là n’est pas le propos de Thanh Nghiem. Il s’agit ici de dire de ce que je retire de la lecture de son livre. Et ce que j’en retire pour ma part est un certain défaitisme.

« Des abeilles et hommes » semble reposer sur le pari d’une émancipation individuelle puis collective capable d’imposer un nouveau paradigme, de nouveaux modes de vie, une appréciation radicalement différente de l’environnement, de la planète et du vivre-ensemble ceci, en rupture avec le modèle ambiant actuel : le capitalisme néo-libéral, qu’il soit d’avant-crise ou d’après-crise.

Certes l’auteure a la prudence d’estimer que seul un petit nombre de personnes pourraient ainsi « changer le monde » en commençant par le quartier. Certes, il existe des signes indéniables de frémissement en faveur de sa thèse puisqu’effectivement, une micro-société, sorte d’amicale mondiale, commence à poindre ici et là sous la forme de petits groupes militants.

Mais n’est-il pas nécessaire, à ce stade, d’établir le rapport des forces en présence ?

Et tout particulièrement sur le champ de bataille, champ de tous les possibles, de notre époque : internet.

L’auteure elle-même rappelle à juste titre que le web est en proie à une double jeu de forces : d’un côté le web citoyen, du libre, du collectif humain ; de l’autre ce qu’elle appelle « les tenants du capitalisme cognitif » : toutes ces big companies tellement cool où les fondateurs milliardaires jouent aux sympathiques étudiants géniaux, Google, Facebook, Apple ; délicieux triumvirat où les T-shirt ont remplacé les toges, mais où les couteaux sont toujours aussi savamment aiguisés en attendant de savoir qui tuera l’autre en premier, afin de prendre son marché.

On peut bien sûr, comme le fait Pierre Rabhi, en appeler à une « insurrection des consciences » face à ce capitalisme-là. Mais malgré l’immense respect que j’ai pour cet homme, comme pour Nicolas Hulot, je ne peux m’empêcher parfois de penser à ces prédicateurs en noir et blanc qui dans Hyde Park naguère, montaient sur une caisse pour haranguer, en vain, les passants. Mais soit, je veux bien croire que Nicolas Hulot et quelques autres suscitent le questionnement, l’intérêt et un début de changement de comportement. Est-ce suffisant à l’heure où la compte à rebours nous rapproche d’échéances très difficiles ? Eux-mêmes en doutent.

Finalement, l’enjeu caché du livre de Thanh Nghiem, comme de l’action de celles et ceux qui tentent d’alerter le monde, peut à mon sens tenir en cette question : la « pollinisation » des idées – cette contagion des idées via la révélation d’acteurs successifs responsables, à travers une attitude apprenante, progressiste – est-elle suffisamment duplicable, et si oui, l’est-elle assez pour sauver le monde à temps ?

On pourrait poser la question autrement : dans quelle mesure est-il possible – pour faire simple – de cracker les cerveaux (si l’on me passe cette expression de hacker) dans un ordre de grandeur suffisant, alors que, dans le même temps, sont avérés des forces prodigieuses d’aliénation qui elles, conditionnent ces mêmes cerveaux ?

Il s’agit bien, sur le web et au-delà, d’une sorte course de vitesse neuronale : qui va gagner les cerveaux ?

On sait à quel point le capitalisme – et plus que tout le capitalisme californien des start-up devenues big companies – a su détourner la symbolique libertaire pour mieux faire passer ses produits.

Franck Zappa, que l’on pourrait considérer comme un prophète hacker, avait compris avant tout le monde à quel point les hippies (lui étant freak) étaient voués, par une sorte de béatitude profane, à gober le culte de la « tendance », puis bientôt celui de la possession d’objets tendance, pour finir dans l’embourgeoisement bohème que permettent les points-retraite.

Philippe Muray, dont on parle beaucoup en ce moment, est arrivé par un autre flanc de la colline à la même conclusion : homo festivus, hérité de mai 68, n’a pas de rapport premier avec son environnement (Pasolini parle de la réduction du « régime de l’expérience »), mais un rapport secondaire, conditionné, où l’enjeu consiste à être reconnu par ses pairs dans le grand bain de valeurs partagées.

Ajoutons aux parents, leurs enfants : est-il génération qui n’a été plus bombardée d’informations, de messages publicitaires et de produits dérivés que celle-ci ?

Et c’est alors que les pauvres T-shirt (toujours eux !) vendus fort chers (O Ironie du Grand Recycleur qu’est le marché !) en viennent à recueillir quelques amertumes contemporaines un peu têtues sur les poitrines adolescentes et adulescentes. Est-ce assez pour faire un homo responsabilis capable d’inventivité politique ?

Comment peut-on espérer un changement de paradigme si l’on ne « trouve » pas le peuple ?

Certes, il serait tentant de voir dans les prémisses actuelles, l’avant-garde d’un discours porté par une élite, exactement comme durant les années précédant la Révolution de 1789 avec les Lumières. Mais à la fois, celle-ci a totalement échappée aux humanistes et aux modérés, et elle ne concernait que le système politique d’un pays,, nullement le système économico-politique d’une planète !

Par ailleurs, en en revenant de façon plus concrète au livre, le concept de hacker, pour séduisant qu’il est, pose la question de sa viabilité, alors même qu’il est le profil de citoyen sur lequel repose – dans le livre – un espoir de changement.

Il est dit que le hacker est le premier acteur de la pollinisation des idées, les hackers étant (p 125) « les prototypes parfaits des citoyens de la société de l’information. » Ceux-ci sont décrits comme étant fascinés par la programmation, le dépassement de soi à travers le jeu. Comprendre ici que le web social (Web 2.0) a été en partie imaginé dans les chambres de jeunes raisonnant « libre » et non « propriétaire ». Comprendre ici que ces jeunes ont appris les codes de programmation empiriquement, avec une passion incroyable, au point de dépasser les approches institutionnelles. Seulement, il est dit aujourd’hui que les adolescents de 2010 n’ont pas suivi leurs jeunes aînés. Ce savoir-faire s’est évanoui au profit d’une pratique consumériste de l’internet : les applications.

Dit autrement : les grands frères hackers d’hier, ont des petits frères développeurs d’applications dans des start-up… et des tickets restaurants.

Par ailleurs, de quoi se remplissent les tuyaux des hackers ? De la même façon que l’on peut faire du bio en étant un employeur exécrable (dixit Pierre Rabhi), Firefox, archétype des navigateurs libres, drainent des requêtes identiques à celles d’Internet Explorer. Ni plus, ni moins. En quoi, Firefox et Linux changent-ils le monde s’ils transportent les mêmes idées que leurs cousins propriétaires ?

Thanh Nghiem invoque également une spécificité française, le nombre de français inscrits dans des associations. Mais là encore, en quoi une association de la pêche à la carpe peut-elle susciter des idées novatrices ? La rupture de la pyramide top to bottom, l’horizontalité des relations menant à la « fertilisation croisée » peut très bien porter sur le macramé…

Ne doit-on pas plutôt considérer que la pollinisation – ou viralisation – des idées et des actes n’est possible qu’à partir d’un pré-requis :

le fait que le système dominant actuel produit son propre poison.

De ce point de vue, Keynes (p 55 du livre de Thanh Nghiem) aurait effectivement raison : le capitalisme (j’ajoute « non social, non-rhénan et débridé ») exorcise la mort, via l’argent. Mais précisément, ce système devra payer un jour cette négation de la mort. Peut-être faut-il considérer, dans la ligne du propos de Jared Diamond que ce processus doit aller à son terme, en appeler, en amont, à une « prise de conscience » serait en quelque sorte parler dans le vide.

On peut d’ailleurs se demander si l’époque ne se veut pas apocalyptique, pressentant là, confusément, la condition première du changement et du monde futur… Herman Broch dans « La mort de Virgile » :

« Le peuple sent  confusément qu’une vérité nouvelle se prépare, le peuple sent confusément que les formes anciennes (NDLR : imaginons ici le modernisme consumériste) vont bientôt s’élargir ; confusément il sent l’insuffisance des anciens rites sacrificatoires et poussé par un désir confus de nouveauté, poussé par un sourd désir d’immolation, il se presse aux lieux du supplice et aux jeux (…) il se presse au simulacre impie du sacrifice qu’on lui présente sous la forme d’une mort (NDLR : le jeux du cirque / et pour nous par exemple  la télé-réalité)  dont la cruauté grandit sans cesse ; il s’y presse pour ne satisfaire finalement que son ivresse de sang et son ivresse de mort …/… Le peuple a plus de pressentiments que l’individu. Car le sentiment commun est plus sourd et plus pesant que la pensée de l’âme individuelle et l’appel du rédempteur du monde est chez lui plus sourd et plus pesant, plus sauvage et plus confus. Et devant les atrocités sanglantes étalées sur les lieux du supplice et sur le sable de l’arène, il pressent en frissonnant qu’elles feront grandir l’acte authentique (c’est moi qui souligne) d’immolation, le sacrifice authentique qui sera la forme dernière et décisive de la connaissance sur terre. »

Par ailleurs, et pour conclure, si je rebondis par rapport au concept de résilience cité dans le livre et cher à Boris Cyrulnik, il n’est pas de résilience sans traumatisme et je suis tenté de penser que ce traumatisme, mécaniquement, ne peut venir que de l’accomplissement presque total du processus mortifère.

Or les riches, dans l’acception du terme la plus large, qu’ils soient les riches « moyens » des pays riches, ou les riches « riches » des pays riches ; ou les riches des pays pauvres, lesquels constituent tous ensemble l’immense classe sociale de ceux à qui il n’arrive rien d’autre, dans le pire des cas, que des « accidents de la vie » se trouvent encore bien loin de la conscience réflexive qu’impose la catastrophe de la misère ou de l’injustice due à un système dévorant.

De « réorganisation », dès lors, il ne peut être question à mon avis. Tant que les gens mangent toujours leur poulet de batterie avec leur i-pod sur les oreilles, c’est-à-dire tant qu’ils auront du pain. Que peut-il se passer d’autre que l’aimable et indolore « responsabilité citoyenne », variante habile du statu quo que dénonce justement Thanh Nghiem… Mais de résilience, en tant que bouleversement collectif existentiel, pour un vrai changement, non point à nos porte. Seulement à l’horizon…

Si donc, nous admettons que la foule, à un moment en vient à s’ébranler vers cet « ailleurs » meilleur, en réapprenant la collaboration, l’entraide, la solidarité et ce enfin, à grande échelle, ce sera d’abord, à mon sens, non par une prise de conscience positive des insuffisances du système, mais par la faillite réelle, incontestable et plus encore, menaçante de celui-ci. Et ceci pour tout le monde, ou la quasi-totalité. Nous en sommes loin, même si nous nous en approchons chaque jour.

En attendant, je ne crois pas aux foules savantes, capables de se mobiliser à partir d’une sorte de cogito commun, d’un ratio partagé ; je n’y crois pas, surtout à l’heure du déficit et même de l’autre catastrophe en cours : la catastrophe culturelle via la destruction des savoir-faire et des savoir-vivre tels que théorisée par exemple par Bernard Stiegler. L’audience de « Home » – film de ce  brûleur de kérozène à moustaches médiatiques – n’est sans doute pas une audience comme les autres, mais elle ne peut constituer une base de réflexion du type : voici la preuve que ça bouge, qu’un nouveau modèle émerge. Ca n’est que de la télé et la mise en spectacle d’un drame qui concourt à l’émotion impuissante mais non à l’effroi radical qui peut préluder à un saut spirituel puis à une éthique responsable et politique.

A l’exemple de Walter Benjamin, je me trouve, malgré moi en situation de « révolte contemplative », espérant davantage les mutations attendues d’un saut spirituel que de l’action opiniâtre de l’agit-prop ou de doux militants pacifiques décrits par Michel Houellebecq dans son dernier roman. J’attends les vrais bouleversements.

L’humanité est tellurique. Comme la Terre. Terrible. Et belle.

Thanh Nghiem « Des abeilles et des hommes », préface de Nicolas Hulot. Editions Bayard. ici sur la Fnac, là sur Amazon

Thanh Nghiem, femme hors-normes et femme du XXIème siècle

Posted in Ecologie et développement durable by loranji on juillet 22, 2009

S’il y a bien depuis un certain temps une personne avec laquelle je passerais volontiers un temps à échanger, c’est bien Thanh Nghiem. En fait, je passerais bien la saluer dans la Manche, là où elle réside, là où elle nourrit sa vision ; à la Quinarderie. Les lieux, longtemps en restauration, sont désormais ouverts à la location 🙂

Thanh Nghiem, qui est-ce ? Sans doute l’une des personnes en France les plus capables d’offrir une pensée aboutie et cohérente sur les problématiques concrètes de développement durable. Elle travaille notamment pour le compte de collectivités territoriales. Vous l’aurez deviné, elle se tient aux antipodes des belles envolées lyriques et du « yakafaireça ».

J’encourage vraiment chacune et chacun à découvrir le parcours étonnant de Thanh Nghiem et sa démarche d’expert sur son site Angénius.

A lire aussi une interview sur le site « Interdit aux hommes » (forcément féministe mais bon pourquoi pas). Voici un extrait à l’adresse des gentes dames…

 » Quels sont, selon vous, les freins qui empêchent les femmes d’accéder aux postes à responsabilités ?

On dit généralement que l’horloge biologique, les enfants ou la discrimination sexuelle sont les seuls freins qui empêchent les femmes d’avancer, ce sont effectivement des difficultés de plus, mais il y a aussi des kilomètres de barrières mentales que l’on s’impose à nous-même en tant que femmes, et que l’on n’ose pas franchir ! Nous n’osons pas assez sortir des sentiers battus et prendre le risque de suivre notre instinct plutôt que des stéréotypes… Nous devrions toutes relire Beauvoir ou s’inspirer d’exploratrices comme Alexandra David-Neel, ne croyez-vous pas ? »