l’orangie

Sphairos

Posted in Uncategorized by loranji on février 17, 2024

« Alors ne se discernent pas les membres rapides du soleil ni la force velue de la terre ni la mer :

tellement dans le retrait compact d’Harmonie a plongé profond ses racines

Sphairos à l’orbe pur, en cercle solitaire, exulte.« 

Empédocle, De la nature p79 Imprimerie Nationale 1997. Présentation et traduction Yves Battistini.

Je lis sur le blog Guy Karl : « Le Sphaïros est un puissant symbole, éminemment hellénique. C’est la sphère parfaite, partout égale à elle même, tous les points possibles équidistants du centre. C’est l’image du dieu cosmique. Pour Empédocle, après Héraclite, elle exprime le plus beau, le plus sublime, le plus accompli, et cet accomplissement est le Kosmos lui-même, éternel et bienheureux. Le Sphaïros, c’est le dieu, dont les figures diaprées et miroitantes des divinités homériques sont une contrefaçon, illégitime dans la pensée, mais acceptables à la rigueur comme supports de l’émerveillement et de la foi populaires. Le Sphairos c’est l’orbe pur : la solitude et la splendeur du dieu-nature (…) Tout est mouvement dans cet univers, mais à l’intérieur de la sphère (i.e rapport haine-amour, les quatre éléments). Le drame, et là commence la réflexion anthropologique d’Empédocle, c’est que les hommes n’aient pas appris la vision et la pensée du tout, mais que, errant çà et là sur la surface des choses, emportés par le tourbillon du hasard ou de l’intérêt immédiat, ils se vouent, aveugles et sourds, au destin funeste. »

On sait que le monothéisme (en fait le Sphairos en est un) dégénère en polythéisme car il est inaccessible au “commun des mortels”. Celui-ci a besoin de figures proches, d’où les brochettes de divinités grecques et romaines mais aussi la famille du Christ et tous les saints. Or cette proximité est dangereuse car en se rapprochant du divin par cette ruse (qui consiste donc à inventer des divinités, la Vierge etc.) l’homme s’excuse plus facilement de ses erreurs, de ses errements ; il introduit un rapport anthropomorphique (prier nominalement une divinité, la Vierge, etc.) qui est à son avantage, ou tout au moins dont il “espère” qu’il tournera à son avantage d’une manière ou d’une autre : le gain (l’atteinte de l’objectif de la prière) ou la consolation (la prière comme médicament). Cette ingénierie spirituelle est bien sûr à l’origine de bien des maux entre les hommes, et, au premier chef, des hommes envers la nature. Par une ironie dont nous avons seuls, en tant qu’espèce humaine, le secret, l’unité “divine” première (en l’occurrence ici le Sphairos), même si elle n’est jamais atteinte en elle-même, est en quelque sorte trahie dans son « projet » – certes lui aussi innommable et inqualifiable d’où de prudents guillements. La technique humaine découle depuis longtemps et majoritairement de la spiritualité à cet égard. Tandis que la technique animale découle de la simple survie. L’homme aurait gagné (parlons au passé sans nous autoriser l’avenir) à s’en tenir à un monothéisme abstrait et inatteignable d’aucune façon, comme dans l’Ancien testament, ou bien ici, le Sphairos ou tout autre nom que l’on donnera – ou qu’on donnera pas comme de « Dieu » à l’origine de la Bible “YHWH”.

L’homme aurait gagné (et la planète) à ne rien dire de ce qu’il ne faut pas dire, pour ne rien faire de ce qu’il ne faut pas faire. Nous avons fait l’inverse, nous avons tout fait, plus encore nous voulons tout faire. Nous ne trouvons pas le repos car nous sommes une anomalie du fait de nos capacités cognitives.

Défaite morale

Posted in Homme et femmes politiques by loranji on juillet 7, 2023

Après quelques jours de recul et la lecture des réactions des uns et des autres, je me dis que, franchement, la malhonnêteté intellectuelle est devenue une valeur sûre – pardon rance – de notre pays. La façon dont les événements de Nanterre sont devenus le bout de chiffon avec lequel jouent les chiens (je paraphrase Mitterrand) n’est pas seulement affligeante, elle est dangereuse.

Zoomons tout d’abord sur le policier et le jeune homme décédé. Il est saisissant de n’entendre, ni d’un côté (la famille), ni de l’autre (les policiers), le moindre début de mea culpa. Bien sûr, l’homicide perpétré est tragique et beaucoup grave que la délinquance routière de Nahel M. mais tout de même, ni la mère ni la grand-mère n’ont indiqué, sauf erreur, qu’elles avaient failli sur le plan éducatif. Quant au policier, il a demandé « pardon » à la famille. Que l’on m’autorise à croire que cela relève plutôt du système de défense.

Dézoomons à présent sur les émeutes.

Nous voici avec, d’un côté, une communauté d’émeutiers d’inspiration délinquante plus très éloignée de l’acte criminel sur le modèle PDB (Poulet Doucement Braisé) ; des délinquants qui, avec la complicité d’une partie de l’échiquier politique, entreprennent en parallèle un genre de social washing consistant à s’essentialiser en victimes, sans d’ailleurs vraiment prendre la peine de dissimuler le modèle culturel masculiniste qui est le leur et qui n’est autre que celui de la grande délinquance, celle qui roule en Ferrari à 250Km/h dans le désert de Dubaï. Notons au passage l’influence venimeuse du consumérisme. A mettre au compte de ses externalités négatives.

Continuons notre petit tour des responsabilités avec une institution policière dont le corporatisme est maladif depuis à peu près toujours (l’historienne Arlette Farge a relevé quelques cas de tripatouillages au XVIIème siècle c’est dire) ; un corporatisme aujourd’hui parfaitement anti-républicain en ce sens que la République, mes bien chers frères, commence là où l’on balaie devant sa porte. D’autant plus si l’on est censé être le gardien de la paix civile.

Que l’IGPN, en 2023, soit encore l’outil de régulation des pratiques policières en dit long sur l’incapacité des policiers et de la hiérarchie à se remettre en question. Un organisme indépendant devrait bien plutôt procéder à l’examen des faits controversés. Affaire à suivre, ça pourrait (légèrement) bouger de ce côté.

Délinquants, police, victimes, agresseurs… mensonges, mensonges, mensonges… de part et d’autre.

Oui, je suis frappé par l’absence de mea culpa. Et même si plus rien ne peut nous surprendre en matière de lâcheté humaine, je ne veux rien perdre de mon indignation ni de mon affliction.

Même si l’on n’est pas censé attendre grand-chose en matière de mea culpa de la part des délinquants plus endurcis, je veux croire que les gamins (car ce sont des gamins) qui ont vrillé ne sont pas irrécupérables, ni indifférents à l’impératif moral, à condition que celui-ci soit délivré dans des conditions de dialogue adaptées et de sanctions proportionnées. La fameuse compréhension de la peine.

Au lieu de quoi, policiers et futurs émeutiers continueront à monter dans les tours — un jour des affrontements à l’arme de guerre ? — Et au milieu, chacun pourra constater le cadavre sanglant de la République.

Terminons avec les médias et les politiques.

Les premiers tout d’abord. A des degrés de sournoiserie plus ou moins aggravés, ils sont devenus les roquets des intérêts qu’ils servent. Cela a toujours été vrai. C’est devenu criant. Dernier avatar, la feuille de chou de « Oise Matin » publie le nom du policier et du village où il réside. On tient un scoop Coco. Nous n’aurons droit sans doute à des excuses qu’une fois qu’un drame sera survenu là-bas.

Passons aux politiques.

Durant les émeutes, l’extrême gauche a rêvé de son Grand soir en hypostasiant des pillages de boutiques de fringues. On croyait avoir tout vu en matière de ridicule chez les politiques… Passons.

Voici l’extrême droite : elle continue son pétainiste fantasme, cachant mal ses envies de nettoyage ethnique sous un discours assimilationniste, où tous les Mohamed s’appelleront Bertrand (ah zut, c’est un prénom d’origine germanique, qu’est-ce qu’on fait chef ?).

Au milieu ? Des partis dits de gouvernement qui ne se gouvernent plus eux-mêmes. LR n’est d’ailleurs pas loin de faire son Montoire (Pétain encore, désolé pour la ref). J’oubliais notre président Emmanuel Macron qui parle de faute « inexcusable » à propos du policier, en court-circuitant allègrement le processus judiciaire. C’est hallucinant.

Et c’est terriblement médiocre. Pire que tout, cette incompétence morale (tout simplement ce manque de tenue) gagne toujours plus en audience. La majorité des Français est de moins en moins silencieuse, elle est de plus en plus beuglante. Merci les réseaux.

Résumons. Cette crise est le reflet d’une crise des valeurs généralisée. Un peu comme un cancer qui gagnerait le cerveau, les neurones du bon sens.

Les voix modérées ? Elles sont rares. Il n’y a guère que les maires pour s’ériger en hommes ou femmes raisonnables, parce qu’ils aiment leur ville, ils la protègent et voient leurs administrés dans le blanc des yeux, dans leur quotidien et leurs difficultés. Hommage ici à Patrick Jarry, maire de Nanterre, qui tient la baraque.

On en est là : puisque personne ne semble assez aimer la République Française en commençant par faire son examen moral (et pour les politiques en appliquant les décisions courageuses qui résorbent vraiment les fractures de notre société et garantissent la sécurité de toutes et tous), nous allons donc gentiment mais sûrement tirer un trait sur les grandes idées de liberté, d’égalité et de fraternité qui l’ont vue naître quelque part du côté du XVIIIème siècle.

Et dans la foulée, puisque plus personne ne maîtrisera plus rien, nous retirerons aussi à la République le sol sous ses pieds. Notre pays. Alors nous goûterons aux vertiges de l’abîme.

Advienne que pourra.

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Le moi ordinaire (ou l’anti Elon Musk)

Posted in Au bout du comptoir by loranji on juin 23, 2023

“Notre instinct nous fait subir qu’il faut chercher le bonheur hors de nous” (“Pensées” 133) disait Blaise Pascal. Il est amusant de constater, qu’à trois siècles de distance, Paul Valéry considère au contraire ce “‘hors de nous” comme un élément positif : “nous ne valons quelque chose, dit-il, que pour avoir été et pouvoir être hors de nous” (“Tel quel”). 

C’est toute la difficulté d’être de l’humain. 

Ce “moi haïssable” (“Pensées” 509), c’est le même pourtant, qu’invoque l’existentialisme de Soren Kierkegaard : “il faut avoir du courage pour se choisir soi-même ; car au moment où [l’individu] semble s’isoler le plus, il pénètre le plus dans la racine par laquelle il se rattache à l’ensemble” (“Ou bien… ou bien… – l’équilibre entre l’esthétique et l’éthique”). Laissons aux spécialistes le soin d’établir le lien entre le poète de Sète et le penseur danois.

Du point de vue de l’éthique, c’est-à-dire de notre rapport personnel au monde, nous ne cesserons jamais d’être ainsi cul par-dessus tête, cette façon rabelaisienne qui, d’un grand éclat de rire préfère se moquer que s’affliger. Peut-être par moment serions-nous trop européens. Mais Gargantua n’offre pas de réponse. 

Cherchons du côté de la Chine. 

Le Tai-Chi, si proche du taoïsme, enseigne qu’il faut rechercher méthodiquement les arcanes de son moi ordinaire “afin que celui-ci adhère aux dimensions sans dimensions de ce qu’il est réellement : un être ordinaire, sans qualité particulière qui le distinguent des autres” (Gregorio Manzur – “le souffle du Chi”). 

Où semble alors poindre à nouveau Kierkegaard et l’accès à ce qu’il appelle la “validité éternelle”. Laquelle passe par le repentir et le rapport à Dieu. 

C’est le point qui m’interpelle le plus : il y a peut-être une forme cachée, passive, du repentir dans le non agir taoïste, mais sans la transcendance liée à un être supérieur, divin ; ceci en écho à Kierkegaard et le fait de “se choisir soi-même”, concept important chez lui. 

Pour le dire autrement, « se choisir soi-même » c’est peut-être « non agir« .

Pour le dire encore autrement : se choisir soi-même c’est rester en deçà, détourner son regard des sollicitations délirantes du réel. Comme si la réalité était une malade réclamant tellement l’attention des humains. 

On le sait bien depuis Pascal, “tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre” (“Pensées” – 126). A ceux-là, si nombreux, le repentir apparaît comme une insulte qui leur est faite personnellement. Comment pourrait-on se repentir de ses exploits ?

C’est l’incompréhension tragique des humains dans leur rapport à la réalité, à la mondanité (i.e le monde). Croire lire en celles-ci des messages qui ne sont pas ce qu’ils sont, alors qu’elles ne demandent rien, à personne, et surtout pas à l’humain… Ce quiproquo (qui peut-être n’en est pas un, d’où ce quiproquo puissance mille, dix mille), ce quiproquos est notre drame. Nous naviguons à vue, c’est-à-dire aveuglés.

De cette absence, de cette béance, procède pourtant le non-agir taoïste. Le stoïcisme, le plotinisme néo-platonicien, le bouddhisme sans doute mais aussi le christianisme purement transcendant de Saint François d’Assise et beaucoup d’autres philosophies ou pensées plus ou moins documentées procèdent de même.

Le taoïsme ouvre cela dit le champ du moi ordinaire d’une façon particulièrement explicite, (presque « punk » chez Tchouang-Tseu), en tout cas de façon parlante pour moi. Et le voici qui résonne avec le concept de validité éternelle de Kierkegaard. Le penseur suédois paraît d’un coup plus éloigné de Valéry et, pourquoi pas, plutôt taoïste.

Mais concluons avec cette actualité humaine qui ne finira jamais : des mercenaires détournent le réel à leur profit, égarés qu’ils sont par leur propre violence. Les plus arrogants s’empressent de dire qu’ils ne sont pas le diable. Mais le dire, Elon Musk, Google (« don’t be evil »), c’est déjà l’être.

Tout à l’opposé, le moi ordinaire de certains humains tellement rares, fait leur noblesse, bien qu’elle soit mal rémunérée sur le plan moral, social, symbolique. Ce sont des personnes de toutes conditions, mais souvent d’apparence humbles. On pourrait aussi parler ici du grand écrivain suisse Robert Walser.

Au lieu de quoi, d’autres humains que l’on qualifie d’extraordinaires, s’abandonnent dans leur délire et leur hubris, c’est-à-dire aux pentes… qui les mènent à de nouveaux sommets.

Vertu de la mort

Posted in Mots by loranji on janvier 7, 2023

La mort a cette vertu de célébrer la vie, mais le vice de le faire quand tout est fini. 

La pensée de la mort, en revanche, qui procède idéalement tout au long de la vie, à la vertu de lui donner du prix, un sens, et de la joie.

LJ

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Accumulons du muscle, pour penser et agir, dans la vertu.

Posted in Ecologie et développement durable by loranji on décembre 30, 2022

Ce que je retiens de 2022 :

Nous accumulons les crises mais nous accumulons aussi du muscle.

Nous sentons une « histoire » se faire, de façon palpable, qui se frotte à nos rares convictions, à notre sensibilité, à nos préjugés. Aux espérances déjà blessées qui sont les nôtres.

Les trois dimensions qui nous constituent, ce que nous avons hérité de notre passé et du pays qui nous a vu naître, les souvenirs qui tapissent notre vie, mais aussi notre quotidien et le bombardement d’information qui chaque matin nous attend, sans oublier notre façon de nous projeter vers l’avenir avec ceux que l’on aime ; tout cela en nous – le passé, le présent, le futur – est bousculé, quand il n’est pas maltraité, par l’indescriptible machinerie qu’est devenue la marche du monde, et ses 8 milliards d’habitants.

Même le semblant de confort dont l’Occident a encore aujourd’hui le privilège est dans la balance. L’Orient, le Sud, et c’est tant mieux, nous tirent vaille que vaille vers de nouveaux équilibres. Des muscles que l’on a oubliés se réveillent. Ils s’appellent notamment le doute, la vertu peut-être pour certains. La rage pour d’autres – et c’est malheur.

Dans le brouillard de l’incertitude, méchants et gentils s’observent en effet plus clairement. Dans les ruines du statu quo s’avancent les fausses vérités, comme les vraies – si l’on peut dire. Pour faire le tri, il nous faut tous nos muscles, mais nos muscles feront aussi des erreurs. Toujours les mêmes erreurs. C‘est parfois en se pensant gentil que l’on devient méchant.

Ces mots de « gentil », de « méchant », parce que je viens de lire ce mot de « méchants » dans l’Apologie de Socrate (Platon, 39d) à propos de ceux qui viennent de le condamner à mort, ceux-là mêmes dont il pointait patiemment les insuffisances du temps où il pouvait philosopher, du temps où il était libre : « (…) vous avez cru (…) vous libérer de la tâche de justifier votre façon de vivre ; or, c’est tout le contraire qui va vous arriver, je vous le prédis. Il augmentera, le nombre de ceux qui vous demanderont de vous justifier (…) Et ils seront d’autant plus agressifs qu’ils seront plus jeunes, et ils vous irriteront davantage. »

Oui, il augmentera le nombre de ceux qui jugeront notre façon de consommer. Et devant lesquels plus aucune justification ne tiendra.

Oui, il augmentera sans doute le nombre de ceux qui jugeront notre façon de vivre et d’être au monde, égoïstement, petitement, sans préoccupation du sort d’autrui (ou bien quelque faux semblant consistant à donner sa pièce à quelque cause humanitaire à la mode, en trois clics, comme jadis les trois sous à la sortie de l’Eglise), sans être jamais capable de faire don de son regard – don de son regard – à celui que personne ne voit.

Troublant de discerner chez certains philosophes contemporains (Bernard Stiegler) comme le vœu honteux qu’un jour advienne à nouveau une dimension supérieure qui transcende les humains. Quelle est-elle ? Nous l’ignorons, mais c’est un muscle prodigieux.

Nul intérêt de savoir si 2023 sera un meilleur cru que 2022, comme on parlerait de vin. Ce qui compte, c’est bien de faire jouer nos muscles pour, comme le dit Socrate, toujours dans l’Apologie (38a), « s’entretenir tous les jours de la vertu ». En dépit des mille défauts qui nous accablent.

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Un hédonisme vorace

Posted in Notes dans la marge by loranji on décembre 2, 2022

 » L’idée qu’ils accomplissent si bien leurs devoirs humains ne les console pas et ne les apaise pas le moins du monde, même au contraire, c’est ce qui les agace le plus : “voilà, n’est-ce-pas à quoi j’aurai gâché toute ma vie, voilà ce qui m’a tenu pieds et poings liés, voilà ce qui m’a empêché de découvrir la poudre !” « 

Dostoïevski – L’idiot T2 p232-233

Cet extrait nous montre à quel point la frustration de l’homme, dit moderne, se répand aujourd’hui dans une éclatante médiocrité, dans le monde médiatique et digital. C’est la forme d’un hédonisme désinhibé qui domine, vorace, comme travaillé par une vengeance envers ce qu’il n’aura pas été, envers ce que l’histoire ne lui aura pas permis d’être.

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Au commencement était… David Graeber David Wengrow

Posted in Ecologie et développement durable by loranji on novembre 13, 2022

Il est toujours assez étonnant de voir à quel point nous sommes enclins à accepter et digérer le prêt-à-penser. Notre conception du progrès mérite ainsi d’être interrogée en profondeur tant elle retire de l’histoire, plus ou moins lointaine et plus ou moins documentée, des présupposés issus du moment, de l’époque, et de leur cadre mental. Ainsi du progrès humain vu pour une large part sous l’angle du progrès technique initié fin XVème siècle. Ainsi, une vision linéaire, quasi déterministe, de l’histoire des peuples durant les millénaires qui ont précédé, disons, notre monde, en l’occurrence la Grèce de Platon.

David Graeber et David Wengrow, respectivement anthropologue et archéologue, ont publié un livre qui fera date, ce n’est pas moi qui le dit de ma petite fenêtre de lecteur curieux, nombre de leurs collègues scientifiques semblent partis pour prendre acte de la pertinence de leur propos. 

S’appuyant sur une documentation précise et factuelle, les deux auteurs déconstruisent littéralement notre perception de ces temps anciens et par là même, questionnent notre monde contemporain, ce que nous tenons pour acquis dans notre société : pêle-mêle, la verticalité de la société, la bureaucratie, la démocratie représentative, la contrainte inhérente au travail, etc. Or tout cela provient (je simplifie lamentablement, les auteurs argumentent chaque point) d’une cristallisation de sociétés humaines précédentes, mais somme toute assez récentes : disons, Rome, Athènes, les Mayas, la 1ère dynastie chinoise et j’en passe. En clair, les structures dites “étatiques” ou pré-étatiques (chefferies) sont loin d’avoir été des modèles predéstinés par l’histoire. Nombre de sociétés anciennes, y compris urbaines, n’ont pas fonctionné sur le mode de l’aristocratie, ni même de l’agriculture (ou bien l’on parlera “d’agriculture nonchalante”, c’est-à-dire intermittente ou opportuniste, par exemple après une crue). Pendant des millénaires, certaines cités ont fonctionné avec des micro-instances, de quartier à quartier, sans qu’aucun temple ou palais ne s’y construise.

Les auteurs s’appuient sur des éléments factuels, archéologiques, pour émettre des hypothèses plausibles selon lesquelles de nombreux peuples ou groupes humains ont fait acte de politique en refusant par exemple l’agriculture au profit de la chasse et de la cueillette ; en refusant également le commandement d’un seigneur local ; ou bien encore en refusant le mode de vie du groupe voisin (on parle ici de schismogénèse). En somme, la vision que nous avons de nos ancêtres lointains relève plus de l’image d’Epinal que de la réalité, y compris à travers l’entremise d’autoproclamés experts tels que Jared Diamond (docteur en physiologie auteur d’une thèse sur la vésicule biliaire) totalement démonté dans le livre. Dans notre perception classique, nous sommes partis du principe que les humains du néolithique abandonnaient naturellement la chasse et la cueillette pour basculer dans l’agriculture, soit-disant synonyme de sécurité, de longévité et de « progrès » démographique (au détriment des femmes). C’est une erreur. Ces temps lointains ont au contraire été le lieu de débats (« agriculture oui/non »), de désaccords et l’expression de l’une des trois libertés évoquées par Graeber et Wengrow : la liberté de dire non, de partir. La liberté, aussi, d’inventer un peu plus loin un autre modèle social et économique.

Ci-dessus la Gigonsaseh Gähahnor (Ga-Hah-No), Caroline Parker-Mountplesant de son nom occidental. Dans la tradition de la Confédération iroquoise ou haudenosaunee (les deux noms sont possibles), la Gigonsaseh se tient à l’écart des conflits. Elle est capable d’héberger des ennemis, de les nourrir.

Il est évident que notre époque a beaucoup à apprendre de cette nouvelle lecture de nos origines, en tant qu’homo sapiens, du moins pour s’en inspirer à l’aune des défis que nous lance l’urgence climatique. A cet égard, la contribution de l’historien des techniques, Jean-Baptiste Fressoz fait sens. Lui, c’est le concept de “transition énergétique” qu’il déconstruit. Il serait trop long d’embrayer sur cet autre sujet mais force est de constater que ce concept, si son analyse est juste (et elle le semble), participe également d’un aveuglement ; ce même aveuglement associé au concept de progrès, justement discuté par Graeber et Wengrow. 

Pour le dire simplement : il nous faut revoir de fond en comble nos représentations mentales et nos catégories pour redonner du jeu et de la créativité à nos sociétés afin d’adresser, notamment les enjeux climatiques, les inégalités, les rapports femmes-hommes, les rapports entre pays riches et pays du sud, entre autres choses vitales pour un tant soit peu d’équilibre sur cette planète.

“Au commencement était…” (quel mauvais titre)

David Graeber – David Wengrow

Editions Les Liens qui Libèrent

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Au hasard Adorno | 1

Posted in Fiches de lecture by loranji on octobre 2, 2022

 » Cependant que le penser fait violence à ce sur quoi il exerce ses synthèses, il cède en même temps à une potentialité qui est en attente dans son opposé et obéit sans en avoir conscience à l’idée de réparer les morceaux qu’il a lui-même brisés : pour la philosophie ce non conscient devient conscient (…) »

Dialectique négative – Theodor W. Adorno

Nougat et ce chien virtuel à ses côtés, qu’il n’aura jamais vu, ni senti.

Penser quelque chose n’est que l’éternel début d’un chemin, un chemin qui ne cesse de commencer. Mais penser, ce devrait commencer par réparer ce qui vient d’être touché ; à l’instant même touché pour la première fois, en une manière d’excuse à faire, de politesse et de civilité envers le monde, puisque c’est bien de lui qu’il s’agit derrière la chose touchée. Penser pour ne plus rassembler – synthétiser dit Adorno – et encore moins prétendre, c’est un horizon séduisant même s’il est inaccessible et qu’il doit le rester. S’autoriser le geste de penser oui, à condition de penser le geste car l’on s’aperçoit que le poids du penser humain, c’est le plus lourd que la Terre doit porter.

Commencer donc par songer que le penser est d’une légèreté d’enclume : nous, titans, faisons voler les enclumes en pensant. L’atterrissage nous réjouit mais fait mal. Nous pensons que nous ne pouvons pas penser autrement. Nous ne songeons pas que nous pourrions songer différemment. La valeur des songes est inestimable car ils sont bien trop lourds pour nos balances et trop légers, croyons-nous, dans nos mains.

Songer peut-être, plutôt que penser.

#Adorno #philosophie #dialectique #Jeffkoons

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Jeanne Fusier-Gir

Posted in Hommage by loranji on novembre 12, 2021
Jeann Fusier-Gir par Léopold-Emile Reutlinger, vers 1910 – d’après revue revue « Zoom »

C’est un film « Marie-Octobre » (1958, Julien Duvivier) vu récemment et la consultation de la fiche Wikipedia des comédiens – et des deux seules comédiennes – qui me mènera indirectement à cette photographie.

Jeanne Fusier-Gir tient le rôle de la gouvernante dans ce huis clos correctement troussé avec Danielle Darrieux, Paul Meurisse, Serge Reggiani, Lino Ventura, Noël Rocquevert, Robert Dalban, Bernard Blier, Paul Guers et Daniel Ivernel.

C’est le petit rôle d’une déjà vieille actrice née en 1885. Soixante-treize ans donc, sur la pellicule. Un petit rôle parmi des dizaines d’autres depuis 1909 (film muet). Or c’est une vieille femme presque toujours fripée, décatie, ratatinée que l’on retrouve sur Google Images. Je ne montrerai pas ici les photos.

Mais en consultant justement cette galerie Google où se côtoient petits rôles de femme chenue et affiches de films comme on n’en trouve même plus chez les brocanteurs, me reviennent comme un éclair ce nom, « Fusier », et l’image d’une jeune fille.

Des trésors sont enfouis dans les pages de vieux magazines que l’on ne jette pas. En l’occurrence un vieux numéro d’une revue de photos qui a disparu je crois, « Zoom », et datant des années quatre-vingts. On y montre quelques clichés du photographe français Léopold-Emile Reutlinger (1863 – 1937) et de son fils Jean, au début du XXème siècle – le hasard veut d’ailleurs que j’ai vu des photos de Jean dans une expo au Jeu de Paume la semaine passée.

Léopold Reutlinger, un jour de 1910 (« environ », dit le magazine), photographie une jeune fille qui déjà avait tourné l’année précédente (1909) dans un film muet. Son premier rôle. Léopold, photographe réputé à Paris s’est fait une spécialité de fixer les artistes féminines sur pellicule, la Belle Otero, Sarah Bernhardt…

Elle est belle Jeanne. La délicatesse de ce visage, ce regard à la fois détaché et pénétrant, ce port de tête si noble, et jusqu’aux mains à peine jointes, c’est bien Jeanne Fusier-Gir, née le 22 avril 1885 à Paris, morte à Maisons-Laffitte le 24 avril 1973, inhumée au cimetière de Grisy-les-Plâtres dans le Val d’Oise au côté de son mari Charles Gir, artiste peintre et caricaturiste ; et de son fils, François, réalisateur de télévision décédé en 2003 qui lui avait, lit-on sur Wikipedia, réservé le rôle d’une duchesse dans l’une de ses réalisations.

Je suis heureux de m’être souvenu de cette photo qui n’était pas référencée sur Google (je découvre malgré tout ce cliché des Ateliers Talbot-Reutlinger-Felix de 1915 auquel je ne trouve pas de charme). La photo que je publie ici y sera, je présume, désormais mentionnée. Dès lors, au milieu de la vieille actrice trop souvent sans doute rabaissée à des rôles de faire-valoir (à vérifier mais on ne lui connaît pas de grand rôle semble-t-il), il y aura désormais cette image d’elle, jeune femme de vingt-cinq ans, rayonnante et tout autant mystérieuse.

Emmanuel Levinas, soudain la passagère.

Posted in Au bout du comptoir by loranji on avril 8, 2020

« Les devoirs sont finis » me dit une passagère en souriant, alors que je descends à Bastille en refermant un livre passionnant, « Pour comprendre Levinas », dont je venais de souligner à peu près toutes les phrases ; d’où cette amicale réflexion à laquelle je réponds ; non, ce ne sont pas des devoirs, mais des pages essentielles sur le sens de l’existence ; puis les portes se ferment.

Voilà la dame partie avec un nom : « Emmanuel Levinas ».

Il faudrait un jour écrire un livre sur la circulation des noms dans le monde.

* « Pour comprendre Levinas« , de Corine Pelluchon, Seuil 2018.